Corsaire d'industrie, en croisade au nom d'une certaine vision du monde occidental, Vincent Bolloré, qui a récemment cédé ses ports africains et ses activités de logistique, bénéficie d'une réputation d'implacable gestionnaire. Or, le milliardaire breton cumule les pertes, en France, dans les médias qu'il contrôle avec Vivendi. Et veille à ne pas le faire savoir. Impulsé au niveau groupe par les instances représentatives du personnel, un audit comptable du cabinet Sextant, que s'est procuré La Lettre A, dévoile des chiffres jusqu'alors inédits. Remis début juin aux représentants du personnel et à la direction, son diagnostic sur la situation économique et les perspectives du groupe montre que les résultats financiers de chaînes de télévision contrôlées par Vivendi sont tous déficitaires dans l'Hexagone, à l'exception de CStar, qui affiche un résultat positif de 2 millions d'euros en 2022.
Si la donne n'est pas nouvelle pour CNews et C8, qui n'ont jamais cessé de plomber les comptes de leur maison mère, les pertes de Canal + sur le territoire métropolitain ont, jusqu'ici, été occultées. Ce piètre bilan pour les chaînes de télévision du groupe en France pourrait s'inviter à l'ordre du jour du comité de groupe de Vivendi, ce mercredi 5 juillet.
CNews plafonne dans la zone rouge
L'identité politique de CNews, qui a servi de rampe de lancement à Eric Zemmour lors de l'élection présidentielle, est loin d'être un succès commercial. La chaîne d'information continue n'a jamais rapporté le moindre centime à Vincent Bolloré.
L'année 2022 devait être celle de son premier passage à l'équilibre. Or, selon nos informations, Serge Nedjar, le directeur général de CNews, a enregistré un nouveau déficit : 4 millions d'euros. Ces résultats, auxquels le cabinet Sextant a pu accéder en consultant les comptes du groupe, devraient se dégrader en 2023, compte tenu de la baisse générale du budget des annonceurs.
Si CNews, malgré l'audience de Pascal Praud, Sonia Mabrouk, Laurence Ferrari, Dimitri Pavlenko et Jean-Marc Morandini, peine à sortir de la zone rouge, c'est parce que la croissance de son chiffre d'affaires reste insuffisante pour couvrir les investissements de Vivendi. Alors que ses charges de production ont augmenté de 17% depuis 2020, passant de 24,4 à 28,5 millions d'euros en 2022, la chaîne ne voit ses audiences progresser que de manière "relativement limitée" par rapport à ses concurrents directs. En 2022, la chaîne n'a gagné que 0,1% de part d'audience pour se hisser à 2,1%, tandis que BFM TV et LCI en ont respectivement grapillé 0,4% et 0,6%, pour atteindre 3,3% et 1,7%. A croire que, pour Vincent Bolloré, l'intérêt de contrôler cette chaîne ne réside pas dans sa profitabilité, mais uniquement dans son influence sur le débat public.
Interrogations sur les perspectives de C8
Les comptes de C8, chaîne de divertissement dirigée par Franck Appietto, ne sont pas plus reluisants. L'audit comptable montre que ce canal de TNT généraliste a réalisé une perte d'exploitation de 23 millions d'euros en 2022. A la différence de Rupert Murdoch, de Francis Bouygues au cours des grandes années TF1, ou de Nicolas de Tavernost, Vincent Bolloré n'a pas encore trouvé la martingale. Selon nos calculs, C8 a même perdu plus de 650 millions d'euros depuis 2005. Un record depuis le lancement de la TNT il y a 18 ans.
En outre, même si les pertes de la chaîne se réduisent au fil des années, ses perspectives de rebond ne se rapprochent pas pour autant. C8 travaille en effet sur la réduction du coût de ses programmes afin de se rapprocher de l'équilibre. Les coupes ont été sévères : cette enveloppe est passée de 137 millions en 2017 à 82 millions d'euros en 2022. Mais le chiffre d'affaires a baissé en conséquence. Or, cette stratégie malthusienne commence à atteindre ses limites, de l'aveu même de sa direction, rapporté par les experts-comptables du cabinet Sextant.
Le cas Hanouna
Sans aborder directement la question, l'audit permet de mieux comprendre la situation singulière de Cyril Hanouna au sein de C8, qui semble parfois codiriger la chaîne et inspirer les choix des Bolloré. Sur l'ensemble des investissements de C8 dans les programmes, selon les informations du Parisien, 35 millions d'euros reviennent chaque année à la société de productions H2O, que dirige l'animateur et producteur de "Touche pas à mon poste" (TPMP), et dont l'actionnaire est Stéphane Courbit. Jamais une chaîne n'a été aussi dépendante d'un seul homme. Même si les annonceurs continuent à soutenir ces programmes clivants, C8 se trouve dans une situation de dépendance extrême à son prestataire.
Selon nos calculs, l'animateur a également coûté 6,89 millions d'euros à la chaîne depuis 2017, en raison des sanctions infligées par l'Arcom (ex-CSA) pour huit de ses innombrables dérapages dans TPMP. En outre, la ministre de la culture Rima Abdul-Malak a clairement fait savoir qu'une chaîne qui ne respectait pas ses obligations pourrait être privée de sa fréquence, dans la perspective de la remise en jeu de cette dernière et de celle de CNews devant l'Arcom en 2025. Autrement, dit, la "Hanouna-dépendance" de C8 représente un risque industriel sérieux pour le groupe Vivendi.
Canal + pénalisé par le coût des programmes
A la différence des chaînes gratuites contrôlées par Vivendi, qui cumulent les pertes financières depuis leur création, Canal +, qui est payante, avait, jusqu'alors, toujours montré l'exemple des profits. Ce n'est désormais plus le cas. La chaîne dirigée par Maxime Saada a enregistré en 2022 ses premières pertes en métropole depuis sa prise de contrôle en 2015 par Vincent Bolloré, malgré la légère croissance (+2%) de son chiffre d'affaires.
L'an passé, Canal + a généré une perte de 26 millions d'euros en Ebita, contre des résultats positifs de 3 millions d'euros en 2021 et de 101 millions d'euros en 2020. Ces données, que le groupe n'a jamais divulguées, s'expliquent principalement par la hausse des coûts des contenus diffusés par la chaîne. Pour l'ensemble des droits de diffusions de ses événements sportifs (Ligue 1, Champions League, Top 14, etc.), de ses films et de ses séries, la chaîne a dépensé 2,367 milliards d'euros en 2022, contre 2,191 milliards d'euros en 2021 et 1,997 milliard en 2020. En regard, la nette progression du nombre d'abonnés en 2022 (+ 230 000 sur un total de 5,3 millions) paraît insuffisante pour équilibrer les comptes, si bien que la direction envisage de se passer, lors de la prochaine saison, de matchs de Ligue 1.
Néanmoins, il est à prévoir que le résultat de la chaîne à péage reste négatif en 2023. Selon son budget prévisionnel auquel le cabinet Sextant a eu accès, Canal + devrait accuser une perte de 64 millions cette année. En ajoutant cette somme aux 13 millions d'euros de déficit des télévisions gratuites, la facture n'est pas tout à fait négligeable.
Cette situation dégradée était jusqu'ici passée sous les radars. Et pour cause : Maxime Saada s'efforce de toujours communiquer sur les résultats du groupe en y intégrant ses activités internationales, bien plus rentables. En Pologne, dans le reste de l'Europe centrale, ou encore au Vietnam, la galaxie Bolloré enregistre des résultats positifs. En Afrique, l'activité connaît une croissance à deux chiffres.
Telecom Italia : l'échec du "Netflix européen" rêvé par Vivendi pourrait lui coûter 3 milliards
En 2015, en lançant son assaut sur l'opérateur de télécommunications italien Telecom Italia (TIM), Vincent Bolloré voulait créer, selon ses propres termes, "un Netflix européen" qui serait né du mariage de cette société avec Canal +. Las, huit ans plus tard, le milliardaire breton devrait bientôt quitter l'Italie avec un amer sentiment d'échec.
Dépassé par l'arrivée de son concurrent Xavier Niel, qui a implanté Iliad dans la péninsule en 2018, le géant italien des télécoms court à sa perte : il cumulait, en 2022, 27 milliards d'euros de dettes pour un chiffre d'affaires de 15,8 milliards, et des pertes nettes de 2,92 milliards d'euros.
Sous la pression de la classe politique locale, qui n'a jamais vu d'un bon œil les ambitions transalpines de Vincent Bolloré, la Cassa Depositi e Prestiti (l'équivalent talien de la Caisse des dépôts et consignations) et le fonds activiste américain Elliott Management se sont alliés pour contrôler Telecom Italia afin d'évincer les équipes de Vivendi. Ce plan a d'abord conduit à la mise à l'écart d'Arnaud de Puyfontaine de la présidence du conseil d'administration de l'opérateur le 15 janvier 2023. Il devrait bientôt se traduire par la cession du réseau de téléphonie fixe de TIM. Contre l'avis de Vincent Bolloré, qui en reste le premier actionnaire avec 24% du capital.
Ce projet, jugé nécessaire par le gouvernement italien pour la survie de leur géant des télécoms, intervient alors que les actions du milliardaire breton n'ont jamais été si peu valorisées. Selon nos informations, sa participation estimée à 3,931 milliards d'euros au moment de son acquisition, n'en valait plus que 982 millions d'euros fin mai 2023. Soit une moins-value de l'ordre de 3 milliards d'euros.