Rodolphe Saadé.
Rodolphe Saadé. © Coust Laurent/ABACA via Reuters Connect

Rodolphe Saadé avait pu souffler, au soir du second tour des législatives. Jusqu'au dernier moment, le PDG de CMA CGM a redouté que le Rassemblement national (RN) n'accède à Matignon, avec la suppression de la niche fiscale des armateurs parmi les principales mesures de son programme économique. Son répit n'aura été que de courte durée. Depuis septembre, l'état-major du géant du transport maritime est de nouveau sur tous les fronts pour empêcher que le régime de la "taxe au tonnage" soit remis en cause dans le cadre du vote du budget. En vertu de ce privilège dont le secteur bénéficie depuis vingt ans, les compagnies maritimes ne sont pas soumises à l'impôt sur les sociétés. Elles sont taxées selon la quantité de marchandises que leur flotte de navires peut transporter, quels que soient les résultats financiers dégagés. De Matignon à l'Assemblée nationale en passant par Bercy, les émissaires de CMA CGM ont multiplié les coups de fil et les rendez-vous pour faire un travail de "pédagogie" – comprendre : de lobbying – auprès des pouvoirs publics.

Et ces efforts ont en partie payé. Le projet de loi de finances (PLF) pour 2025, présenté hier à 18 heures en conseil des ministres, prévoit que la contribution demandée aux armateurs soit "exceptionnelle" : une taxe sur les seuls exercices 2025 et 2026, à hauteur de 9 % du résultat d'exploitation sur la première année et de 5,5 % pour la seconde. Celle-ci s'appliquerait aux entreprises de transport maritime dont le chiffre d'affaires dépasse 1 milliard d'euros – et donc sans doute uniquement à CMA CGM, d'après les rares données disponibles sur les résultats des autres armateurs français. Elle devrait tout de même rapporter 800 millions d'euros aux caisses de l'État sur deux ans.

Saadé reçu par Charles de Courson

Mais la principale menace pour le groupe de Rodolphe Saadé vient de l'Assemblée nationale. La relation protectrice nouée par l'homme d'affaires franco-libanais avec Emmanuel Macron n'est en effet plus aussi sécurisante depuis la dissolution. Ces dernières semaines, la direction de CMA CGM s'est activée pour solliciter des entretiens avec les parlementaires les plus influents. Au point que certaines tentatives d'approche ont parfois été jugées trop insistantes.

Selon nos informations, Rodolphe Saadé a rencontré en personne le député Charles de Courson (LIOT), rapporteur général du budget. Le président du groupe socialiste au Palais Bourbon, Boris Vallaud, a lui aussi été contacté. Mardi après-midi, CMA CGM a dépêché à l'Assemblée son directeur financier, Ramon Fernandez – dont la casquette d'ancien patron du Trésor n'est jamais inutile en pleine préparation du budget –, et son directeur des relations institutionnelles, Bertrand Bey, pour s'entretenir avec le vice-président de la commission des finances, Philippe Brun.

Le "risque Philippe Brun"

Lors des deux derniers PLF, le député socialiste avait donné des sueurs froides à l'armateur marseillais en proposant, en vain, de supprimer purement et simplement le dispositif de la taxe au tonnage. Les "superprofits" dégagés par CMA CGM à la sortie de la crise du Covid-19 étaient alors dans le viseur d'une large part du paysage politique. En 2022, le numéro trois mondial du porte-conteneurs était en effet la plus profitable des entreprises françaises, avec un bénéfice de 23,5 milliards d'euros – un record dans l'histoire économique du pays –, après ses 16,4 milliards en 2021. Sur ces deux années, la niche fiscale des armateurs a coûté 9,4 milliards d'euros à l'État, d'après la Cour des comptes.

Mais entre-temps, CMA CGM, aidé par deux lobbyistes de l'agence Image 7, a réussi à faire entendre à une bonne partie de ses interlocuteurs politiques que la suppression en France d'un privilège accordé à la plupart des armateurs européens et mondiaux menacerait considérablement la compétitivité du groupe français face à ses concurrents allemands, danois, suisses, taïwanais ou japonais. Martelé à chaque interview de Rodolphe Saadé, l'argument du caractère cyclique de cette activité a, lui aussi, fini par infuser. Ce plaidoyer a été repris par l'économiste Olivier Babeau dans une chronique publiée dans Les Échos le 1er octobre. Il n'y était pas précisé que le patron de l'Institut Sapiens venait de décrocher un financement d'Armateurs de France, l'organisation professionnelle du secteur, pour la publication d'une note (qui paraîtra la semaine prochaine) sur le sujet par le think tank.

Le lobby patronal des armateurs s'est du reste lui-même mobilisé pour ce travail de persuasion, avec l'appui d'une consultante du cabinet de conseil Tilder ayant passé sept ans chez CMA CGM, Émilie Basset. Édouard Louis-Dreyfus, le président d'Armateurs de France et patron du groupe Louis Dreyfus Armateurs, doit être reçu par Philippe Brun le 15 octobre.

Un amendement à venir dans le PLF

Lucide quant au risque de fragiliser un champion national, mais aussi une soixantaine de plus petits armateurs, Philippe Brun ne devrait pas défendre une troisième fois une suppression totale de la taxe au tonnage dans le budget 2025. Selon nos informations, le député de l'Eure déposera d'ici à dimanche un amendement au PLF visant à plafonner le montant d'impôts auxquels un armateur peut se soustraire chaque année grâce à cette niche fiscale. Au-delà, l'entreprise serait imposée classiquement via l'impôt sur les sociétés (25 %). Lors de son entretien avec CMA CGM mardi, Philippe Brun a évoqué un plafond de 500 millions d'euros.

Certes moins menaçante, l'initiative reste préoccupante pour le groupe de la famille Saadé. Elle a été plutôt mal accueillie par le maire de Marseille, Benoît Payan, qui, bien qu'aligné avec le désir de justice fiscale de Philippe Brun, redoute les conséquences d'une telle mesure pour le premier employeur de la cité phocéenne. Son cabinet, en contact étroit avec celui de Rodolphe Saadé, suit le dossier de très près.

Alexandre Berteau
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